• Mal de pierres veut raconter, par l'entremise d'une narratrice parlant d'une de ses grand-mères, l'histoire oubliée des coutumes sardes, des destins ordinaires sacrifiés au nom des impératifs moraux. Parler également d'un mal mystérieux donc, le mal de pierres, qui n'est jamais décrit autrement que comme une propension au malheur, à l'incapacité pour certaines personnes de vivre, au sein d'une société condamnant le regret de ce qu'elle ne peut offrir. L'amour est au centre de tout, bien évidemment, l'amour comme seul élément permettant à ces vies rudes de garder un foyer d'élan vital, celui dûsse-t-il rester dissimulé, ou ne jeter que de lointains feux dans la nuit.

    Ce mal de pierres évoque aussi, initialement et avant d'être parfois utilisé pour évoquer les difficultés et drames de certains personnages, l'impossibilité d'enfanter. L'image de pierres, à jamais immobiles et lourdes dans le ventre d'une femme, paraît suffisamment éloquente. Mais on entend également le mal de pierres, semblerait-il, comme un nom dont les termes choisis, tout sauf innocents, ramènerait à l'existence vécue dans ces contrées paysannes, où l'on habite des maisons de granit, où la vie de tous est parfois si dure, le malheur très ordinaire sinon généralisé, et l'ire jetée sur ceux dont on ne sait nommer la faiblesse ; ceux qui, aux yeux de tous, défaillent et succombent à une irrésistible langueur de l'âme. C'en ets trop du destin, ou de son absence. Ce fameux mal évoque donc les destins de nos aïeux, leurs vies souvent marquées de renoncements, secrets parfois, et davantage que la tyrannie des moeurs, ou  encore la brutalité des exigences du "vivre-ensemble" d'un autre temps, la forme de courage, de souffrance la plus étanche aux relativisations désolées que produiraient aujourd'hui nos discours : ce haussement d'épaules impuissant, qui ferait dire à chacun : "c'était un autre temps".

    Mal de pierres, mal des contrées écrasées de soleils, où les demeures ont dissimulé tant d'existences, à présent illisibles, figées dans l'étrange lumière de photographies en noir et blanc. C'est aussi le message final du roman, qui amène la narratrice à la veille de son mariage ou quelques jours avant celui-ci : face aux morts honorés et impassibles, la fable du destin individuel se déploie à nouveau, et le bonheur est atteint, dans l'antique demeure des ancêtres, où le passé a fini de gronder. Une élucidation de secrets familiaux semble en être la cause. Ne restent que le murmure d'un autre temps, où régnaient la foi, la pierre. Le soleil continue de briller, dévidé de ses poisons.

    Mal de pierres se lit vite, et facilement, et pour en rajouter une couche, très plaisamment. La discrétion de ce seul journal intime toutefois, à partir duquel la narratrice dévoile les faits, est à la fois l'artifice qui permet à l'histoire de tenir debout, mais aussi celle qui la limite, même si en l'état, ce n'est pas déjà pas si mal, et plus noble, semblerait-il, que certains récits où les facilités comme le pathos règnent entièrement.


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  • Moon Palace, lors d'une première lecture, m'avait  happé comme un roman de Paul Auster sait le faire, c'est à dire dès l'entrée. Les péripéties ultérieures en revanche, me parurent beaucoup moins convaincantes, et très vite. La faute, au moins en apparence, à une trop grande place laissée au hasard, qui, de prime abord et comme l'appellent les écrivains débutants, agit comme un "Deus Ex Machina" ; une situation sortie de nulle part, un ou des évènements dont les ressorts, s'ils permettent de faire évoluer le récit, révèlent trop visiblement leur artificialité. Toute nécessité appartenant au coeur du roman, à son coeur encore informulé à cet instant, paraît en somme étrangère à leur intervention.

    Les personnages évoluent dans le vaste continent-monde qu'est l'Amérique, aux alentours des années 70 ; urbains évoluant dans des intérieurs dépouillés, silhouettes vaguement décharnées, qui dansent dans un théâtre d'ombres, faisant peu cas de leur présence en ce monde ; ce qui n'est pas sans rappeler d'autres récits de P.A. Un bref récit fondateur tient lieu d'identité aux protagonistes. On peut parler d'une mise initiale, ou d'un capital de départ, plus vulgairement. Paul Auster laisse clairement apparaître que ces quelques éléments sont les plus essentiels, et que l'autour, bruit comme silence, n'est qu'accessoire. Ce sont leurs tendons, leurs muscles, leur os qui sont la plus sûre preuve de leur existence, et un temps, cela semble convenir.

    Ainsi commence l'histoire du personnage principal de ce roman, Marco Stanley Fogg.

    Marco n'a pas connu son père ; a vécu avec sa mère jusque vers l'âge de 8 ans, avant qu'elle ne meure écrasée par un autobus. Accident d'une horrible banalité, qui ne laisse place qu'à l'affliction. C'est son oncle qui l'a élevé à compter de ce jour, un Fogg lui aussi ; Marco porte donc le nom de sa mère, ce qui termine de noyer toutes les ramifications du passé, dans une seule et même eau ; un élément, environnement primordial aux bien maigres ressources, mais dont il faut se contenter, faisant face à de hautes murailles d'ombre. Une petite case, aménagée au sein d'un mystère qu'une mince intuition révèlerait branlant. Il faut ajouter que le patronyme Fogg n'est qu'une abréviation du patronyme Foggelman, amputé par un officier d'Ellis Island à l'arrivée, en son temps, d'un pauvre hère, perdu au milieu d'une file interminable de migrants. Fogg n'en signifierait pas moins brouillard, si on n'est pas très à cheval sur l'orthographe.

    L'oncle Fogg, joueur de jazz, admet très tôt, à la façon de ces êtres détachés de toute contingence, que le destin même ne saurait faire plier sa nature : il sera incapable d'être un père pour Marco, ou plutôt de le "devenir" pour les besoins impérieux d'un enfant devenu orphelin, mais il sera son ami dévoué, un protecteur distrait, non point dépourvu du moindre projet affectif envers le garçon ; fallot, tout de même. Ses tournées avec les Moonlight Men le mèneront un peu partout dans le pays : non qu'il faille donner toute sa force, tout son art à ce groupe, qui ne connaît que des succès très relatifs. L'errance de l'oncle Victor a davantage a voir avec celle du déracinement. Le moindre souffle de vent semble le porter vers son destin, vers une vie que seule de moindres soubresauts dérange ; une rencontre amoureuse sur le tard, avec une femme alcoolique, qu'il aimera pourtant ; un manque de sérieux chronique dans sa pratique musicale, qui le condamne, sans qu'il aie la ressource même de s'en émouvoir, à une forme d'indigence. Le plus souvent on le découvre l'index levé, en plein échange nourri avec son neveu des signes étranges qui éclairent une destinée. La vie de Marco en est pleine, selon lui, et le neveu, sans y croire tout à fait, conscient sans doute que la fréquence de leurs échanges à ce sujet, que les esquisses divinatoires et fantaisistes tentées par l'oncle participent d'un subtil rituel de compagnonnage, d'affectivité, davantage que d'évènements à attendre, se laisse pourtant tenter par le vague onirisme qui émane de l'oncle Fogg, lequel a surnommé son neveu Phileas. Un oncle émacié, tiraillé par une vie de bohême sans les idéaux caractéristiques qui l'accompagnent souvent, dont la vie est une énigme, dont le regard perce pourtant le lointain brouillard, amoncelé vers les marges : son expérience, comme les préceptes qu'il en a tirés, entre un étrange tarot existentiel et la nécessité de subsister, suggèrent que l'âme, sans cesse, est sur le départ. Ainsi lorsqu'il viendra à mourir, loin de chez lui, Marco à peine devenu majeur, il laissera somme toutes un jeune homme deux fois orphelin, et peu préparé à survivre à la mort de son dernier parent. A l'université, Marco perdra peu à peu contact avec son destin d'étudiant. Il lui faut lui aussi aller quelque part, puisque c'est à cela qu'il est promis, mais où ? Il lui faudra emprunter la voie de la disparition, de la dislocation. Puisque nulle géographie ne peut convenir, puisque n'existe nul pays où se rendre et être chez soi.

     

    Le vent du changement vient du fonds des temps, réclamer son tribut ; il souffle pour dépouiller, peu à peu, Marco Stanley Fogg de son identité. Rien ne semble plus le tenir, il va frôler la mort, au terme d'une longue période où il pousse son corps vers une expérience extrême de dénutrition, aidé en cela par la ruine de ses moyens financiers. Il va rencontrer, par hasard, mettant un terme à son errance, une présence féminine dont l'amour va causer en lui "un spectaculaire effondrement de parois intérieures".

    Mais ce n'est que le début. Qu'une mise en bouche.

    Placé sous le signe du hasard, de l'invraisemblable hasard, Moon Palace rend compte de l'étrange éloquence du destin, lorsque de très puissantes polarités l'orientent. Sous les signes de la lune, M.S Fogg va découvrir sa véritable identité. Les pages se succèdent : on le croise, au début du roman, misérable étudiant, si égaré qu'il porte le costume élimé de son oncle mort, dans une singerie presque consciente et protégée, un temps, du désespoir ; on le retrouve guéri, plus loin, de son manque d'attaches, au service à domicile d'un mystérieux vieillard acariâtre puis enfin, au bout de la route, criblé d'un savoir qu'il ne demandait pas, mais qui a fondu sur lui de la manière la plus impitoyable, mais aussi la plus miséricordieuse qui soit.

     Au final, Moon Palace est fascinant. Les défauts que je m'étais formulés au départ sont certes présents, mais ils s'intègrent parfaitement à la trame du roman.


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    Spin, de Robert Charles Wilson

     

    La première fois que j'ai vu la couverture de ce livre, en l'occurrence ces fusées lancées vers l'espace, je n'y ai pas même prêté attention. L'imagerie de la science-fiction est trop familière pour se déployer avec innocence sous nos yeux.

    Il y avait pourtant beaucoup de choses à y voir ... ceci sans doute est plus aisé à remarquer, ma lecture achevée. En premier lieu le dessin est plutôt réussi. J'aurais pu noter que les dégradés de bleu représentaient autant, au plus bas, la mer et ses vastes profondeurs, d'où la vie sortit un jour, que notre ciel "immédiat" en remontant, puis l'infini de l'espace. Un paysage qui évoque le rêve, et le drame, suggérant l'idée du départ, comme de l'origine.

    Ces 12 fusées, figées par le dessinateur Manchu dans un envol semblable à un ballet, semblent dire la majesté de toutes les tentatives humaines, et la fragilité de l'élan qui les porte. C'est ce que Spin donnera à voir, tout au long de ses 550 pages : les grâces autant que les dérives de l'humanité, mises en scène au travers de la grande Histoire, et de quelques destins individuels.

    Un artefact technologique inconnu apparaît une nuit sur Terre, masquant les étoiles d'une seconde à l'autre. Il s'agira dans un premier temps, pour les esprits médusés, de le nommer Bouclier d'Octobre. Sa présence et ses effets révèlent peu à peu aux gouvernements de la Terre qu'à l'extérieur de cette membrane, le temps s'écoule des millions de fois plus vite. Ils en acquièrent de solides preuves, tandis que le fameux Bouclier, qu'il conviendra alors d'appeler le Spin, reste parfaitement muet, étanche et fonctionnel, conduisant la Terre emprisonnée vers son destin cosmique, et notamment vers ce jour où elle s'approchera du soleil jusqu'à en être carbonisée.

    Pour les enfants de la génération Spin, il faut pourtant vivre, dans cette atmosphère de fin du monde où pullulent les églises millénaristes, tandis qu'un nouvel organe de la NASA, Périhélie, conduit des recherches sur le Spin, que l'on espère salvatrices à long terme. On retrouve tout autant de disparités dans l'accès et la compréhension de l'information "globale", qu'à notre époque et dans notre réel, où la complexité est capable de noyer l'esprit le plus vaillant ; ainsi le Spin est-il, pour des continents entiers et à différents degrés, une chimère, ou une technologie américaine aux visées mystérieuses, à moins que ce ne soit une intervention d'extra-terrestres (que Périhélie envisage de la façon la plus sérieuse).

    Ce qui conduit ces hommes désespérés, et surtout l'homme de science, c'est la recherche du sens. Un sens à découvrir avant de mourir. Une quête scientifique, rationnelle pourrait-on dire. La fin des temps, mystique ou non, semble avoir devancé leur espoir et l'attente d'une compréhension. Elle vient leur signifier qu'il ne leur sera pas donné d'expliciter la disparition de l'espèce, malgré leurs capacités cérébrales et leur soif de connaissance, qui jusque là restait leur salut. Comme voudrait le suggérer R.C Wilson, ces faits, qui mobilisent tant les civils que les militaires, ne suffit pourtant pas à élever toutes les consciences vers le haut. En écrivain du présent, l'auteur dépeint à merveille, à travers le filtre du Spin, nos existences ordinaires, un certain malheur existentiel, et l'incrédulité qui nous frappe et nous pétrifie, face aux défis majeurs que l'humanité sait devoir relever.

    A bien des égards, l'idée de fin du monde nous touche plus souvent, peut-être, que nous ne le souhaiterions. C'est à cela que nous devons nous confronter en lisant Spin ; R.C Wilson pourtant, loin d'agir en démiurge froid et technologisant, en traitant dans sa narration de la question hautement mystérieuse du Spin, choisit de nous faire vivre cette aventure en humains, en mettant en scène les passions qui nous animent, de la plus humble à la plus élevée. Il dessine en passant les contours du rêve d'une plus haute humanité, enchaînée à son besoin de survivre, triomphante, peut-être, et prodigieusement intelligente, capable. Davantage qu'au travers d'idées politiques ou religieuses, on voit se former, vers la fin, dans l'incroyable écheveau du présent, bouillonnant de matière, un horizon métaphysique dont les arabesques jamais n'achèvent la quête du sens, qui surgit comme revivifié au terme de ces pages.

     

     


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    Le titre est subtil, tourné vers la lumière, qui avale(ra) tout ...

    Manfred, pour Manfred Gnadinger et son drame, son drame minuscule, qui le portera jusqu'à la mort.

    Il y a tant de concision, d'éloquence dans cette triste histoire. Elle semble dire beaucoup de choses de notre monde, ou de notre époque. Elle nous parle de la mort de la conscience, en nous remettant le corps éteint de celui qui avait édifié, tout près de l'endroit où il dormait et rêvait, son paradis.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=SYucUX6EZAA

     

     

    Manfred, Part Company

    Part Company : un duo français dont il faudrait dire qu'il est "à suivre de près" ? ...

     

     

    ... je le dirais, mais je n'aime que modérément ces formules toutes faites. C'est un groupe qu'il faudrait surtout ne pas oublier dans la masse de sorties, productions actuelles, parce qu'à mon sens il y a dans cette musique un évident supplément d'âme, qui est tout sauf un habillage surnuméraire.

     


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  • Paul Auster, Le Livre des Illusions

     

    Lorsque j'ai découvert Paul Auster, à 20 ans et des poussières, je ne lisais plus, ou si peu, depuis des années ; quand vos derniers souvenirs de lectures concernent massivement des page-turners, (de très bons Stephen King, mais ne le résumons pas à cela) (ou encore quelques épopées signées Anne Rice, très appréciées en leur temps) et quelques grands classiques adulés, la narration de P. Auster a de quoi vous mettre un véritable coup de fouet. A l'époque, ce fut la Trilogie New-Yorkaise qui m'administrait les premiers sacrements de ce qui devait être une renaissance à la lecture.

    "Le Livre des Illusions", un titre que l'on pourrait facilement qualifier de laborieux, ayant peut-être même l'air de sortir d'un générateur, n'est peut-être pas le meilleur Auster. J'entends déjà dénoncer ses défauts les plus évidents par certains : ceux-là seront soit des renégats, revenus de leur admiration première -j'en fais un peu partie- montrant quelques signes d'agacement compréhensibles, soit d'authentiques amateurs de l'oeuvre, enclins à la juger avec davantage de bienveillance ; ils s'opposeront, je l'imagine, en tout.

    Si vous ne connaissez pas encore Paul Auster, oubliez les repères traditionnels qui nous sont depuis toujours donnés à la lecture d'un livre, ou les formes plus éprouvées, plus sages et lumineuses (bien que P. Auster n'offre pas non plus un brillant exemple de littérature complètement déjantée ou déstructurée), entendre là un terrain fictionnel auquel nous serions tout à fait préparés. Plutôt que de plonger son lecteur dans le confort et la gentille impatience, lui ménageant régulièrement et si possible dès l'entrée de bas effets de manches de romancier professionnel (dans le pire sens du terme), il commence bien souvent par produire en lui un état proche de la sidération, en lui dévoilant le destin brisé d'un personnage, dont l'âme est, jusqu'en son centre, hantée par un désastre sans précédent. Au lieu de devoir nous acclimater à lui, ou à eux, on observe leur situation en refusant d'y adhérer tout à fait, comme l'on répugnerait, si c'était seulement possible, à voir son identité s'effriter et chercher, du bout de ses incertains lambeaux, une raison de prolonger notre survie. Pourtant, nous sommes très tôt rivés à leurs errances ; c'est qu'à ce propos rien n'y semble gratuit, et que l'on assiste, on le sent, à une tragédie.



    Après ma malheureuse lecture de Léviathan, je me suis donc laissé reprendre par la main, ou plutôt montrer le champ de ruines attenant, celui de la vie de David Zimmer, au commencement de ce roman. Sa femme et leurs deux enfants ont trouvé la mort simultanément, sans raison, sans l'ombre d'un sens apparent, durant un accident d'avion. Il n'était pas à leurs côtés, un peu par un second et cruel hasard, mais aurait fort bien pu s'y trouver, et la conjonction de ces faits, sans compter sur l'agonie de sa famille, qu'il ne peut s'empêcher d'imaginer, le plongent dans la déréliction. Il n'y a semble-t-il plus rien à faire pour la vie, qui continue, monstrueuse, intacte bien qu'à jamais renversée. Le destin va pourtant mettre en branle une incroyable machinerie, par le biais du seul hasard qui semble continuer de payer, en une étrange monnaie, pour travailler les tourments de Zimmer, les façonner tels un mystérieux visage. Il rencontrera en effet sur sa propre télé Hector Mann, acteur virtuose du cinéma muet du début de siècle ; au gré de nombreuses pirouettes, affublé d'une moustache comme dotée d'une vie propre et touchée par le génie, celui-ci parvient, dans un complexe entremêlement du tragique et de l'humour, à arracher à Zimmer un rire clair, sonore, aux petites heures du matin. Ce rire, cet éclair survenu au beau milieu de sa vie, l'a arraché, quelques secondes mais plus durablement encore, à l'état d'hébétude alcoolique dans laquelle il se débattait.

    Un dessein invisible est déjà à l'oeuvre : Zimmer va chercher à visionner tous les films de Hector Mann, et à en savoir le plus possible sur cet homme, qui a disparu à la fin des années 20, et que le monde entier s'est empressé d'oublier. Zimmer, lui, s'accroche à l'oeuvre de l'acteur-cinéaste comme un homme se tient à quelque morceau d'épave en pleine mer, et entreprend de lui consacrer un livre, le premier jamais écrit. Sa tâche s'avère plus délicate que prévue. Il découvre notamment l'aspect pour le moins mystérieux de sa disparition, et le flou que le monde du spectacle, entre interviews et journalisme de surface, n'a pu dissiper à propos des origines de Hector Mann. Zimmer, néanmoins, parvient à ses fins et fait diffuser son livre.

    Un beau jour on lui écrit de l'autre bout du globe, pour lui signifier qu'Hector Mann a lu et apprécié son livre, et qu'il souhaite vivement le rencontrer, au Nouveau-Mexique. Le hasard a depuis longtemps cessé d'opérer. Une force, un lien indestructible a émergé du néant, d'un bref et méconnaissable éclat de rire en son temps, et la vie de David Zimmer n'a plus qu'à suivre à rebours ce fil d'Ariane, qui s'était matérialisé de façon ténue tout d'abord, jusqu'à devenir la veine principale de ce destin retrouvé, mais encore boiteux.

    Qu'y a-t-il à son bout ? Hector Mann, l'attendant patiemment, vraisemblablement à la toute fin de sa vie ?

    Paul Auster réussit cette fois à captiver, non sans jeter le trouble dans l'esprit de son lecteur, pris de vertiges face au récit de ces vies gigognes, et face à l'absolutisme de H. Mann. Devant cette avalanche de révélations, jusqu'à l'altération probable, finale, de la réalité, c'est encore une fois l'identité qui est au centre du roman, celle qui ne nous sert, chez Paul Auster, qu'à marcher vers l'ailleurs, où nous attend la dispersion de tout ce que nous avions, et de tout ce que nous étions. La création, tant chez Mann que chez Zimmer, ou encore chez Alma, ne peut endiguer la vie, mais la double néanmoins, la soutient, jusque dans les régions les plus reculées de l'existence, faisant émerger de nouvelles terres.

    Le voyage est éreintant, parfois outrancier, surtout vers la fin. A l'occasion on se surprend à trouver que dans sa grande efficacité narrative, Paul Auster oublie de fixer plus longuement son regard sur cette histoire, et sur sa bouillonnante présence humaine, dont les remous semblent parfois submergés dans l'immense courant, mouvement même de la folie de soi, que génère la tragique et lumineuse histoire de H. Mann ; peut-être ces personnages, en somme, semblent-ils trop broyés et anéantis, en tant que personnages, par cette dernière. Mais ce qui ne nous apparaît pas, à la lecture, comme un mystère, c'est que Paul Auster dépeint parfaitement ces vies, y compris celle de Mann, et nous gagne à la fascination qu'il exerce sur les protagonistes de cette histoire. Ils vacillent autour de leurs propres raisons de vivre, ayant à la fois trouvé là leur soleil, et peut-être aussi le chemin qui leur est désigné, à la surface de la terre.

    Au terme de ces pages vient le soulagement, et on laisse Zimmer, baignant dans la lumière aveuglante de ce même soleil, et du passé, seule trace de ce qu'il est, et de ce qu'il peut encore devenir.

     


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  • Territoires, de Olivier Norek

     
    « Ah, il faut absolument lire Olivier Norek, et ces intrigues, dignes d'un excellent polar urbain ! » Et ledit O. Norek, invité d'une émission littéraire, de sourire avec un air pas tout à fait entendu, presque touché, ravi d'être « là », pour ainsi dire. Bien sûr qu'Olivier Norek, l'auteur de Code 93, Territoires et Sur-tensions est sympathique, tout comme il ne prétend pas forcément y toucher ; tout de même nous servira-t-il le couplet, sincère, du type à qui un professeur de français conseillait de ne jamais écrire, tout comme il nous entretiendra de son parcours d'autodidacte, de lecteur intuitif, sans parvenir à cacher ce qui ressemble à une joie un peu naïve. Il y a peu, O. Norek était « flic », et maintenant qu'il écrit des polars on lui laisse entendre, un peu partout, qu'il connaît son affaire, qu'on s'éclate à le lire.
     

    Tenez, l'Express y va de son « dialogues aux petits oignons », une expression que j'espérais ne plus croiser de sitôt, puis nous confie aussi que malgré un scénario au « réalisme effarant », l'auteur « assure le spectacle ». Comprenez que le livre de Norek nous parle des cités, qu'on va prendre à la fois un bain de réalité terrible et non manichéenne, même que le type-il-s'y-connaît et qu'en plus, ce sera écrit comme un « bon polar » ; n'étant point un fin connaisseur de cette littérature, je ne conçois pas, en tous les cas, que cela lui rende un bien franc hommage.
    Je m'y suis lancé, à mon tour de le confesser, en toute naïveté, confiant devant ces avis dithyrambiques.

    Olivier Norek cause des cités ? Oui, mais, sacrifiant à un format type qui est celui du traitement de surface (certes pas stéréotypé), celle-ci n'est qu'un personnage secondaire, dont les réactions, ainsi que le souligne un autre lecteur de Babelio, sont vouées à parfaire le schéma de Territoires, la démonstration courant sous les termes employés, cette fois encore, par d'autres lecteurs de Babelio : « urbain », et « politique ». Car le roman entend nous démontrer de quel machiavélisme sont capables les maires banlieusards de la grande ceinture parisienne. L'époque, au-delà d'une quelconque recherche de « réalisme », est à ces figures entre ombre et lumière du personnel politique, ici la maire de Malceny, nouant des relations avec les caïds locaux pour s'assurer, dans leur sillage, du soutien des populations vivant dans les tours, sinon de leur vote aux prochaines élections.

    D'urbain, vous ne verrez que quelques personnages, bien peu « incarnés », pour contredire une nouvelle fois l'Express, davantage passés à la moulinette du personnage « crédible », dont les artifices les suivent comme des ombres, à chaque fois que leur mécanique infaillible se met en branle : voyez donc ce « terrifiant » caïd de 12 ans, qui met des coups de pressions à un vieux en mettant son chat au micro-ondes. Notons également que le style, maintes fois loué sur Babelio ou ailleurs, « sans fioritures », se trouve ici dans l'obligation de sortir les muscles ; cette scène, une fois n'est pas coutume, méritait bien 4 ou 5 lignes. La documentation y a sans doute été d'une aide précieuse …

    On parle également beaucoup de l'équipe du capitaine Victor Coste ; sans être ridicule dans leurs échanges, qui semblent plutôt bienvenus, ils ne dépareilleraient pas dans une série télé, ce qui n'est pas une insulte. Seulement, ce n'est pas ma came, pour parler vrai. Si certains des évènements relatés dans Territoires sentent effectivement le vécu, c'est sous la forme d'un rapport clinique, oral presque, qui n'a que peu à voir avec le roman, non pas par manque d'ornementation ou de « beau style », mais bien davantage de précision, de figuration. En plus des personnages, qui ne sont pas assez incarnés, ce sont les mots qui manquent singulièrement de chair.

    Ce n'est pas une histoire mais son squelette que l'on ausculte, lorsque ce type de défauts sautent aux yeux ; dommage ou pas, je ne me risquerai probablement plus à lire O. Norek, tout sympathique et sincère qu'il fut.

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  • A mon corps défendant, l'Occident, de Chahdortt Djavann

     

    Chahdortt Djavann fait beaucoup parler d'elle ces derniers temps, à cause d'un livre intitulé "Les putes voilées n'iront pas au paradis !", paru chez Grasset.

    On ne sait ce qui pousse un éditeur à choisir un titre, pour ce qui n'est d'abord qu'un manuscrit. L'auteur peut, sans aucun doute, participer à ce choix, dans une certaine limite. L'éditeur peut, de son côté chercher - mais si, je vous l'assure - le coup commercial, en provoquant, en donnant dans la facilité, faisant appel à sa science consommée du marketing ; car enfin ne nous le cachons pas, il s'agit parfois, bien souvent, à tout le moins, de ne pas nuire au potentiel de vente d'un livre, du fait d'un choix de titre hasardeux. On imagine donc sans peine que les efforts de l'éditeur puissent être également déployés dans le sens inverse, et que chercher l'aubaine d'un titre accrocheur ne soit rien de moins qu'une habitude très répandue dans le milieu.

    Après un examen rapide, toutefois, de la quatrième de couverture, on découvre que les mots "putes" et "voilées", ainsi accolés, désignent bien des prostituées, iraniennes, lesquelles sont bien évidemment sommées de ne jamais sortir dévêtues, quels que soient les services qu'elles prétendent offrir au sein de cette société, qui les tolère tout en les menaçant de mort. Je n'ai pas lu ce roman, pour tout dire, mais on doit y retrouver, et, il y a fort à parier que ceci dépasse largement le cadre d'un titre provocateur, toute la fronde, les charges froides et précises, grinçantes, dont Chahdortt Djavann est ordinairement capable.

    C'est d'un essai passé relativement inaperçu que je veux parler ici, lu en novembre 2015, et dans lequel on découvre de tels traits de caractère ; c'est avec lui que j'ai découvert l'auteur, et aussi ce que l'on concevrait volontiers comme un ouvrage de vulgarisation sur l'Iran islamique, et sur le jeu qu'il mène à l'échelle géopolitique mondiale. Un ouvrage pour le moins engagé, écrit par une femme qui n'a pas froid aux yeux, et pour qui la vérité est la seule conduite, le seul mot envisageable. Qui souhaite en savoir plus, dans les grandes lignes, sur le parcours de Chahdortt Djavann, trouvera largement de quoi s'informer sur internet ; je reviendrai dessus en une ou deux phrases un peu plus loin.

     

    " A mon corps défendant, l'Occident ", relate en partie ce parcours, ou plutôt en délivre l'apprentissage ; il va sans dire qu'un réquisitoire contre l'Iran des mollahs, argumenté et maîtrisé de bout en bout, acquiert d'autant plus de poids lorsqu'il est présenté par une femme (et quelle femme ...), elle-même née et élevée au pays du Chah. On est davantage habitué, par le biais de grandes déclarations de principe, à des discours relativisant les torts et le totalitarisme du gouvernement islamique ; un présentateur, un journaliste occidentaux, constatent, comme hypnotisés par les forces du "Progrès" et avec un sourire en coin, lointain, que malgré leur inflexibilité, les mollahs cèdent peu à peu du terrain, s'apaisent, comme si la jeunesse iranienne ne pouvait jamais être prise en défaut dans ses aspirations à davantage de liberté, de modernité. Comme si la pacification des rapports entre l'Iran du Guide Suprême et ses voisins occidentaux ne pouvait qu'amener la barbe des mollahs à fleurir, leur intransigeance à se flétrir. Une énième confirmation, vaguement émerveillée, que les gentils gagnent toujours. A la fin.

    Chahdortt Djavann nous invite, avant de démonter pièce par pièce cette illusion enracinée dans les esprits occidentaux, à une revue de l'histoire complexe des négociations autour du nucléaire iranien. Elle revient sur les méthodes de négociation souterraines (par assassinats de hauts fonctionnaires interposés, notamment) du régime islamique, définissant et analysant le langage de terreur qui s'est imposé entre la France, l'Iran et les Etats-Unis. Elle relate quelles ont été les erreurs, graves et impardonnables stratégiquement, des Etats-Unis, sinon leur responsabilité dans l'avènement du régime des mollahs. Ces chapitres sont extrêmement intéressants, et aisés à aborder, même sans connaissance préalables.

    Elle met également en lumière l'autre face, plus cachée encore, du rapport de force entre les négociateurs, qu'il s'agisse une fois encore du nucléaire, ou de la diplomatie internationale dans son ensemble ; cette face, davantage enluminée, est celle de la succession, en Iran, de présidents "conservateurs" et d'autres plus "modérés". Ainsi l'Iran s'emploie-t-il à donner des signes, parfaitement contrôlés et maîtrisés, dusse-t-il s'agir du résultat d'une élection, de modération de son totalitarisme, travaillant à la fois ses relations diplomatiques, mais aussi, et de façon plus importante encore, travaillant son image à l'échelle mondiale. Travaillant autour de la propagation de certaines opinions quant à l'Islam, dans le monde arabe certes, mais aussi à destination des populations arabes des pays occidentaux. Entre sectarisme religieux et ouverture factice, le régime est décrit comme ayant une parfaite capacité à manier la communication, tout en poursuivant ses objectifs, lesquels semblent le conduire tout droit à la possession de l'arme nucléaire.

    "A mon corps défendant, l'Occident" a été écrit en 2006 ; il est donc incomplet quant aux questions de la ré-élection très contestée, par exemple, de Ahmadinejad en 2009. Sur bien d'autres questions encore ... cette lecture reste, et le mot n'est en rien galvaudé ici, édifiante. D'autres questions sont abordées, de manière à la fois très simple et hors du champ miné de " l'opinion " : l'Islam et les mosquées en France ... les erreurs produites par les médias français (on trouvera d'ailleurs quelques notes ironiques et acides sur le Monde Diplomatique qui, pour produire des articles de qualité, n'en reste pas moins englué jusqu'au cou, en deçà de cette fameuse ligne de démarcation séparant les médias pro-palestiniens, et les pro-israéliens), l'Europe avec ou sans la Turquie ...

    Chahdortt Djavann, quant à elle, délivre une parole libre, hors des clivages dans lesquels le monde occidental semble sombrer . Son intransigeance envers les mollahs, envers l'Islam aussi, relève de de son parcours, et de la manière dont s'est construite son identité. On perçoit, dans la hauteur qu'elle prend sur le sujet, quelles blessures la hantent, et on devine, bien entendu, avec son aide consciente, que nous observons aussi indirectement les traces que peuvent laisser un régime dictatorial dans un esprit. Il y a une certaine fierté, une beauté dans les mots, certes inquiétants, de Chahdortt Djavann, et un sens aigu, quitte à le redire, de la vérité.

    Ouf, cette note, pourtant très incomplète, est terminée.

     

     


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    La Révolution Française, de Pierre Gaxotte

     

     

    La Révolution comme oeuvre de démantèlement sauvage, sanguinaire, d'un ordre établi depuis des siècles ; ordre tout aussi patiemment construit ; exercé, le plus souvent, par des personnages de haut rang, exquis et éclairés. Voici la vision de Pierre Gaxotte, quant à l'Ancien Régime.

    Il s'agit de redonner à l'Etat, tel qu'il exista en "ces temps", son sens de la mesure, le sens de son oeuvre. Le positionnement politique de Pierre Gaxotte l'amène à voir, de la même façon, le contexte culturel et social changeant de l'époque révolutionnaire comme un "amollissement". La sémantique, les attaques contre l'esprit de l'Encyclopédie, contre les "philosophes", sont inévitablement marquées du sceau d'une pensée "de droite", qui brille toutefois davantage par son éloquence que par d'éventuelles saillies réactionnaires.

    De la Révolution, donc, il faut retenir l'extrême confusion qui préside au projet politique en tant que tel ; à l'insuffisance des moyens intellectuels qui lui seront consacrés par le "personnel révolutionnaire", lequel n'a aucune expérience du commandement, et se trouve souvent ramassé, par les nécessités du féroce noyautage jacobin du pouvoir, parmi les citoyens de plus basse, sinon de la plus commune extraction. Ce leitmotiv peut fatiguer, car Pierre Gaxotte y revient volontiers, l'avouant parfois même dans le texte ; finalement, la révolution, sous son volet social, est toujours un drame, un dévoiement de principes éternels, menant à la ruine, qu'il est extrêmement périlleux de remettre en cause.

    La poussée de l'entreprise révolutionnaire, sa dynamique et sa violence sont analysées d'une façon néanmoins intéressante et instructive, ne serait-ce que pour avoir un aperçu, parallèlement à d'autres lectures, de la complexe historiographie de la Révolution.


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    Regarder l'océan, Dominique Ané

     

     

    Aucune envie de pratiquer le langage du compte-rendu, pour parler de la seconde incursion de Dominique Ané dans l'écriture de fiction.

    Il suffit de dire que nous tenons là une suite de petites histoires du quotidien, que l'on nommerait volontiers nouvelles. D'une langueur écrasée, inquiète, comme le souligne l'éditrice, elles ne suscitent jamais l'ennui, et touchent juste, très juste parfois.

    Un petit livre indispensable, de ceux que l'on s'offre en cadeaux, et qui fait taire les heures. On se surprend à lire lentement, pour que ça dure, encore un peu plus longtemps. C'est un tout petit livre.


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  • Futur Papa, de Emmanuel Pinon

     

    Fallait-il absolument écrire ce livre ?

    Un livre de "prescription", qu'une âme (forcément) bien intentionnée aura mis entre les mains du futur papa. Ou bien un achat à côté de la plaque que lui-même aura effectué, ce qui me paraît fort improbable. Il y a de grandes chances, et plus encore dans le second cas, que vous ne trouviez pas votre bonheur ici. Sauf à entendre que vous cherchiez absolument à vous rassurer avec des "questions pratiques", principalement d'avant la grossesse, qui regarderaient la santé, l'équilibre de la future maman. Pas le votre, ou si peu. C'est qu'il va falloir faire des efforts, mon bon monsieur !

    En résumé, pour le meilleur ou pour le pire, le "futur papa" est une sorte d'accompagnateur de maman, un aide, et finalement ne voit que très peu, voire jamais, son ressenti évoqué autrement qu'en des termes propres à lui dénier toute légitimité. A vouloir trop simplifier son projet et son concept, ce livre semble n'être fait pour personne, et constituer, dans le plus mauvais sens du terme, un livre de chevet, dont on lirait distraitement, soir après soir, une page, enfoncé dans un demi-sommeil. Le bébé est là, on n'a pas fini le livre, et il glisse derrière le lit.

    Ce livre était pensé pour les hommes, les vrais, ainsi il court au devant de vos supposées problématiques : délaisser votre voiture tunée que vous aimez tant bichonner, accepter de foutre un fauteuil bébé à l'arrière ...exprimer vos émotions, atavique petit rétentionniste que vous êtes ...

    Poubelle, hop ...


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  • Journal, de Jean René Huguenin

    En commençant le "Journal" de Jean René Huguenin, je cherchais à entendre la voix d'un homme, jeune peut-être, face à sa tâche d'écrivain ; je cherchais à l'entendre résonner à travers temps et époques. On peut trouver de telles choses, en parcourant ce Journal. On trouvera surtout un jeune homme qui non seulement écrit, mais se trouve en butte à son implacable devoir d'exister.

    Comment prendre l'exacte mesure de cette existence, stoppée de façon aussi anecdotique, terriblement impersonnelle ? L'accident de voiture qui devait coûter la vie à J.R.H, à l'âge de 26 ans, rappelle avec quelle prudence la destinée sait se manifester. Son Journal, tout du long, nous annonçait l'éclosion d'un homme, ou d'une individualité acerbe, se débattant déjà (et depuis quand ?) contre les conformismes bourgeois, l'étroitesse, non seulement d'esprit mais aussi de vue, de coeur, (ou de souffle) de ses semblables ; cherchant déjà par quel douloureux apprentissage il parviendrait à les cotoyer, il n'a presque aucun doute quant à la voie qu'il lui faut emprunter, et ce n'est pas se draper dans sa superbe que d'envoyer valser les pâles figurines du quotidien, lorsque celles-ci freinent, chaque minute, son ascension vers la joie de "devenir", toujours opposée au sentiment, repu, de celui qui demeure et s'y complait.

    Le questionnement de J.R.H, quant à sa condition, est marqué par son extrême jeunesse, même clairvoyante, même remarquablement en pieds ; on n'a pas à lui pardonner ses intransigeances, car en lui rien ne souhaite être pardonné, ni aimé. Il est froid, étincelant, prêt à mépriser sa vie si cela peut le conduire vers ce qui mène à s'oublier, à "croître", car ainsi en va-t-il de l'âme pour J.R.H.

    Nous nous tenons parfois à respectable distance de ce chemin solitaire. Sa lumière l'exige ; ce n'est pas une lumière qui rassemble dans l'heureuse communion, mais celle qui réfléchit, qui chasse vers soi, de nouveau, et qui, donc, confronte. Très beau livre, de ceux, j'imagine, qui sont tels "une hache pour fendre la mer gelée en nous".

     


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  • La part du père par Delaisi de Parseval

     

    Les avatars de la paternité sont, la plupart du temps, des modèles "en creux", ou que l'on tendrait à définir de manière négative. Faut-il rappeler les innombrables clichés dont on nous rebat les oreilles depuis ... fort longtemps ? L'autorité, la présence de la " Loi ", l'intériorisation de tout un arsenal de représentations évidées, qui dessinent jusqu'au loin une longue file de mâles silhouettes, courbées sous le poids des responsabilités, à moins qu'elles n'aient carrément décampé, ou qu'au lieu de marche du père, on doive parler de reptation.

    Ces idées, ces figurations ont sans doute eu une certaine légitimité, à être ainsi admises dans nos sociétés (notamment lorsqu'elles s'appuyaient sur des éléments juridiques, ainsi que le rappellera l'auteur dans ce livre).

    Elles sont en revanches usées, jusqu'à la corde, pour une seule raison au moins : le père est plus souvent défini par ses manquements, par son absence, face à l'idéal expiatoire. Mais cette longue ligne de souffrance n'est peut-être pas aussi vieille que l'humanité, n'a peut-être pas tout à voir avec la longue histoire de déchéance du mâle contemporain ; par "cette longue histoire", j'entends celle qui a particulièrement droit de cité comme élément de "débat" de nos jours, quant à savoir par exemple si les hommes sont toujours des hommes, et si les femmes ne sont pas en train de damer le pion à leurs bonhommes ou coups d'un soir.

    Cette trop haute idée du rôle du père, forcément défaillant, ainsi que le furent les mères en leur temps, peut provenir de l'immense malentendu de la conception initiale, de la place dévolue au père, de celle que la société, pour ainsi dire, lui intime de prendre.

    Ce livre, écrit il y a plus de 25 ans, n'entendait en rien participer à la cacophonie habituelle, sur les questions si "racées" du genre, et de ses caractéristiques prépondérants, souhaitables ou attendus. Il choisissait plutôt de jeter une grande lumière sur "la part du père", non dans l'éducation, mais dans la conception elle-même, qui pourrait être sa racine, sa première ressource, sa légitimité première. C'est à dire, la gestation, une gestation masculine. Et par là, de proposer une lecture ethnologique de la paternité, puis une lecture clinique, en s'approchant des cas croisés de nos jours, de couples attendant, souhaitant attendre, ou ne plus jamais attendre d'enfants.

    En mettant en lumière, dans une première partie, l'aspect fondamentalement construit, culturel, des représentations de la conception dans les sociétés traditionnelles, l'auteur déboulonne théories, idéologies, surtout actuelles donc, qui prétendraient déceler une vérité "naturelle" dans la répartition des rôles masculins et féminins, tant dans la fantasmatique, que dans la "réalité". Les exemples de "couvade" décrits et appréhendés, sans surprise, sont saisissants, dans la différence qu'ils présentent d'avec nos imaginaires présents, où l'éjaculation fécondante tient lieu de seule image acceptable du point de vue réel, et fantasmatique, pour reprendre ce qui était dit plus haut.

    Où l'on comprend finalement que, dans notre société, la part fort marginale dévolue au père est évidemment construite, mais brille, davantage qu'aucune autre, et non sans raisons, par les restrictions opérées autour de la répartition des "rôles", vers la conception. Tout le propos de l'auteur est d'illustrer quelles sont les richesses, pour un homme, d'avoir à se figurer sa paternité, et de pouvoir l'appréhender, l'envisager, la construire. Comment les femmes ont elles aussi à y gagner, et surtout, comment notre société, bien évidemment, et plus particulièrement la société française, désapprouvait (car un peu de temps a filé depuis ...) et méconnaissait, par omission, le phénomène de la "couvade".

    Une seconde partie retranscrit des entretiens avec de jeunes pères (expectant fathers, expression à laquelle l'auteur est obligée, à plusieurs reprises, de recourir, devant l'absence d'expression équivalente à "homme enceint".), et se montre très intéressante, très pertinente parfois, dans ses analyses.

    A lire pour ceux ou celles qui se sentent un peu l'étroit, coincés entre le discours institutionnel sur la paternité, et cette pudeur bien naturelle, favorisée et encouragée en somme, devant  " l'heureux évènement ".

    A lire pour les autres aussi ! La couvade, ce ne sont pas les 4 kilos pris au terme, chose que les manuels de puériculture ont pu accorder aux pères, devant l'évolution des moeurs. Non, la couvade, c'est ce mot, encore entaché d'une forme de honte, qui voudrait désigner une gestation masculine.

    Ce livre entend la considérer dans ses nombreuses dimensions, sans pour autant l'hystériser, c'est à noter.


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  • Les grands bois, Adalbert Stifter

     

     

    Les grands bois, ces immensités de Bohême, ont été aimés, rêvés, parcourus par Adalbert Stifter. Peut-être souhaitait-il, à travers ce récit, les rendre à leur innocence, à leur impassibilité face au chaos propagé par les hommes.

    La Guerre de Trente Ans épargnait jusque là les terres d'un vieux seigneur veuf, avec ses deux filles vierges, ainsi que ses gens. La guerre s'approche néanmoins. Ayant eu connaissance, de par une ancienne amitié, d'une retraite sûre au fond des bois, il pense trouver là de quoi mettre ses filles à l'abri. Lui restera au château, le temps de voir, espère-t-il, les colonnes passer seulement au loin de ses murs.

    Stifter s'est attaché à peindre ce que sont les espoirs, les sentiments de ces jeunes filles raisonnables, tremblantes, dans l'attente de leur père, retranchées avec quelques hommes de confiance dans la maison des bois. Durant deux saisons, le récit se donnera l'occasion de célébrer les splendeurs de la nature, dont l'oeil guérit, trompe le temps, avant de l'ensevelir.

    L'histoire se répartit en chapitres, aux noms évoquant autant de variations autour d'un même sujet de composition, qui est la forêt ; la pratique naturaliste de A. Stifter, visant aussi à la peinture des âmes, présente les faits avec une prudente fatalité, selon une tournure qui paraîtra très académique, même si non dénuée d'intérêt. Le tout ressemble, dans une étrange absence même des protagonistes, au fragment d'une intention, à une figuration onirique, finement ciselée, aimable comme ce qui, au-delà de son lot commun, sait aussi se révéler particulier ; ainsi les merveilleuses scènes durant lesquelles Johanna et Clarissa observent du fond de leur retraite, à la jumelle, le lointain château de leur père, dont elles attendent le retour, avec une gaîté sans cesse ravivée. Stifter a-t-il cherché à peindre la forêt, le destin ? Tout est fondu d'un seul trait.



    Il faut lire " les grands bois " pour ses visions apaisées de la Nature, dont la vitalité lente et assurée expose, autant qu'elle berce, les désarrois humains. La grande qualité de ce livre est enfin de nous plonger dans une vie dépouillée de ses artifices ; A. Stifter nous parle depuis ce refuge éloigné de la société qui, s'il n'est pas épargné par les vicissitudes du monde, espère préserver la clarté du sentiment, et une certaine noblesse d'esprit.

    Ce à que nous pourrons nous aussi participer, en offrant à ce court volume la lenteur nécessaire à sa découverte, et à son "retentissement".

     

     


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    Je me proposais, depuis longtemps, de faire connaissance avec l'oeuvre de Fabrice Colin. C'est chose faite, avec ce premier livre de l'intégrale "Winterheim", chez J'ai Lu.

    L'auteur écrit beaucoup. Pour la jeunesse, pour l'amateur de fantasy, concernant le présent Winterheim, ou encore pour un "public" que l'on n'identifiera guère plus précisément. On reconnait le parcours de F.Colin à des incursions successives dans le fantastique, le policier (plus récemment) ou encore le merveilleux, au delà des marges. Une littérature abondante donc, mais dont la trajectoire ne semble rien devoir à un quelconque déterminisme.

    Si j'ai de mon côté choisi Winterheim, c'est sans doute qu'il me fallait, en guise d'approche, un objet reconnaissable, aux frontières probablement bien définies. Cible parfaite que cette trilogie de fantasy donc, écrite tôt dans sa vie d'auteur.



    Je ne peux assurer à celles et ceux qui liront cette "chronique", amateurs de fantasy notamment, qu'ils trouveront là leur parfait bonheur car je ne vois pas, par exemple, de "système poussé de magie". (Ce genre de considération me fait souvent grincer des dents) Il y a bien, cependant, une carte du monde, assez sommaire et peu soucieuse de figurer d'autres reliefs que ceux des montagnes, lesquelles divisent, avec un delta au sud, un monde continental en gros territoires. le plus au Nord est celui d'Asgard, où les Faeders, dieux des humains, se sont retirés en accord avec leurs principaux opposants, les Dragons, ceci afin d'empêcher d'autres désastres, liés à leurs continuels affrontements.

    Ce monde inspiré des mythologies nordiques est celui où, tôt ou tard, seront précipités de nouveaux cycles historiques, car des vengeances, des complots sont encore fomentés par les Faeders ; on nous présente leur constellation à travers un arbre généalogique.

    Le récit commence avec l'apparition, dans les affaires humaines, de quelques uns de ces dieux. Leur présence est toute l'essence de cette première partie ; suivant leurs agissements, dont les desseins existent sur un autre plan, nous sommes mêlés à l'histoire tragique de la caste régnante du royaume d'Elsnör. Son Roi, manipulé par une mère perverse, porte atteinte à la divinité de la nuit en la capturant, et en la retenant contre son gré. On sent que cette jeune fille diaphane, absente au monde et portant avec elle toute les apparences de l'humanité, a révélé sa fragilité et son incapacité à se défendre comme seul un dieu peut le faire, persuadé, peut-être, que la tabou absolu de sa seule existence, ordinaire et exposée, le tient à l'abri des habituelles malveillances humaines.

    Le bras armé de la mystérieuse machination en marche, dont nous ne savons rien ne peut être, donc, qu'un esprit malade, qui provoquera ou accélérera la perte de nombres de ses semblables, en ayant provoqué la colère des dieux.

    Ces passages s'enracinent dans un style allusif, intégrant dans son appréhension du monde et de la réalité la présence - fantastique - des dieux, qui foulent la même terre que les hommes, et dont la présence ne peut-être révélée qu'avec l'absorption d'un filtre magique. Ces évènements ont une portée que l'on devine démesurée, ils sont comme le point d'orgue dans l'histoire du basculement à venir ; c'est ainsi qu'à la fin de ce premier "mouvement", morceau d'histoire récente aux apparences de légende, on passera à la suite du récit, en d'autres années, sous des regards et des auspices différents.

    Passées les premières impressions poétiques, l'histoire semblera s'attacher, avec un talent certain, à un personnage dont l'existence va se trouver irrémédiablement bouleversée.

    Le thème de la vengeance y est traité avec réussite. Fabrice Colin semble avoir eu l'intuition que ses personnages, à défaut d'être bavards, gagneraient à souffrir de passions universelles et facilement appréhendables par le lecteur ; mais il les fait affleurer en en maîtrisant les tenants et aboutissants de la plus parfaite manière. L'exil intérieur du héros, soumis à la tyrannie des assassins de Walroek, est poignant. Le thème pourrait sembler affreusement convenu, et pourtant, son absence, sa détermination de jeune homme meurtri semblent vrais, construits, vécus. de même, l'ombre de puissance qui l'habite, et qui grandit sous nos yeux est en équilibre avec la terreur qu'inspirent les soldats envahisseurs de Walroek, et leur chef abject. Une force gronde, on devine à quel genre de destin il semble être appelé, même s'il sert un dessein supérieur.

    En sa qualité de trilogie, la lecture de ce premier tome ne saurait se suffire à elle-même. Il faudra donc que je lise la suite. Ce sera avec plaisir. C'est incontestablement un bon moment de lecture, même si certaines scènes (je pense par exemple au dîner où le draaken a convié les dirigeants des royaumes voisins ; à l'incursion dans le labyrinthe ...) sont trop candides et ont imprimé au récit, dans la stabilité de l'univers jusque là développé, une tournure pas forcément bienvenue selon moi.

     

     

     

     


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    En s'avançant sous les ombres conjuguées de Robert Holdstock, de André Dhôtel, de Marcel Brion, ou que sais-je encore, d'un "évanescent Domaine" rappelant " l'Antique Parage Interdit" de Lavondyss, La Lisière de Bohême avait tout pour retenir mon attention.

    Des trois auteurs nommés plus haut je ne connais que Robert Holdstock, certes. Je ne vois pas pourquoi je me serais privé d'une telle énumération ; elles tiennent lieu, d'ordinaire, de parfaites entrées en la matière. Un feignant aurait tort de s'en priver.

    Le point de départ de ce roman : un vieil écrivain, cloîtré dans sa cabane de forêt, où il poursuit l'un de ses derniers travaux. Il reçoit la visite d'une randonneuse, beaucoup plus jeune, et tandis qu'ils se mettent à deviser, diverses coïncidences, un flux de synchronicité croirait-on, leur apporte l'intuition que leur rencontre n'est en rien dû au hasard.

     

     

    Pour tout dire, ma description de "La Lisière de Bohême" pourrait s'arrêter ici.

    Avant même d'avoir pénétré plus loin, là où commence la forêt, à sa lisière donc. Cette frontière qui éprouve le regard, et nous défie, oui, dans sa "fixité", son immobilité de façade. Une grande partie des charmes de ce livre se déploie dans l'évocation, l'oralité. Ce n'est pas pour rien que chacun de ses courts chapitres s'ouvrira, d'abord, sur une exergue, une trace laissée par d'autres auteurs dans la mémoire de Jacques Baudou ; ils forment, à eux tous, une tradition, la leur, et inévitablement, la sienne.

    Davantage qu'un mystère à résoudre, l'histoire que nous conte "La Lisière ..." est celle d'un espace rêvé, à portée de main, invisible peut-être, mais après lequel il nous faut pourtant courir. Il évoque le plaisir de parler, de transmettre, la clandestinité des âmes, la passion des questions plutôt que des réponses, ou encore des éditions régionalistes. Du peu, du bien et du tant.

     

    Tout n'y est pas parfait. Certains soulèvent quelques défauts qui me paraissent évidents, mais qu'il paraît presque cruel de relever, car l'intérêt de ce roman se situe véritablement ailleurs. J'ai encore la sensation d'avoir entrouvert un bosquet hors d'âge, où dorment, et dormiront encore ces souvenirs de vies inconnues et passées. Rien n'est venu gâcher mon plaisir.

     

     

     

     


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