• Moon Palace, de Paul Auster

    Moon Palace, lors d'une première lecture, m'avait  happé comme un roman de Paul Auster sait le faire, c'est à dire dès l'entrée. Les péripéties ultérieures en revanche, me parurent beaucoup moins convaincantes, et très vite. La faute, au moins en apparence, à une trop grande place laissée au hasard, qui, de prime abord et comme l'appellent les écrivains débutants, agit comme un "Deus Ex Machina" ; une situation sortie de nulle part, un ou des évènements dont les ressorts, s'ils permettent de faire évoluer le récit, révèlent trop visiblement leur artificialité. Toute nécessité appartenant au coeur du roman, à son coeur encore informulé à cet instant, paraît en somme étrangère à leur intervention.

    Les personnages évoluent dans le vaste continent-monde qu'est l'Amérique, aux alentours des années 70 ; urbains évoluant dans des intérieurs dépouillés, silhouettes vaguement décharnées, qui dansent dans un théâtre d'ombres, faisant peu cas de leur présence en ce monde ; ce qui n'est pas sans rappeler d'autres récits de P.A. Un bref récit fondateur tient lieu d'identité aux protagonistes. On peut parler d'une mise initiale, ou d'un capital de départ, plus vulgairement. Paul Auster laisse clairement apparaître que ces quelques éléments sont les plus essentiels, et que l'autour, bruit comme silence, n'est qu'accessoire. Ce sont leurs tendons, leurs muscles, leur os qui sont la plus sûre preuve de leur existence, et un temps, cela semble convenir.

    Ainsi commence l'histoire du personnage principal de ce roman, Marco Stanley Fogg.

    Marco n'a pas connu son père ; a vécu avec sa mère jusque vers l'âge de 8 ans, avant qu'elle ne meure écrasée par un autobus. Accident d'une horrible banalité, qui ne laisse place qu'à l'affliction. C'est son oncle qui l'a élevé à compter de ce jour, un Fogg lui aussi ; Marco porte donc le nom de sa mère, ce qui termine de noyer toutes les ramifications du passé, dans une seule et même eau ; un élément, environnement primordial aux bien maigres ressources, mais dont il faut se contenter, faisant face à de hautes murailles d'ombre. Une petite case, aménagée au sein d'un mystère qu'une mince intuition révèlerait branlant. Il faut ajouter que le patronyme Fogg n'est qu'une abréviation du patronyme Foggelman, amputé par un officier d'Ellis Island à l'arrivée, en son temps, d'un pauvre hère, perdu au milieu d'une file interminable de migrants. Fogg n'en signifierait pas moins brouillard, si on n'est pas très à cheval sur l'orthographe.

    L'oncle Fogg, joueur de jazz, admet très tôt, à la façon de ces êtres détachés de toute contingence, que le destin même ne saurait faire plier sa nature : il sera incapable d'être un père pour Marco, ou plutôt de le "devenir" pour les besoins impérieux d'un enfant devenu orphelin, mais il sera son ami dévoué, un protecteur distrait, non point dépourvu du moindre projet affectif envers le garçon ; fallot, tout de même. Ses tournées avec les Moonlight Men le mèneront un peu partout dans le pays : non qu'il faille donner toute sa force, tout son art à ce groupe, qui ne connaît que des succès très relatifs. L'errance de l'oncle Victor a davantage a voir avec celle du déracinement. Le moindre souffle de vent semble le porter vers son destin, vers une vie que seule de moindres soubresauts dérange ; une rencontre amoureuse sur le tard, avec une femme alcoolique, qu'il aimera pourtant ; un manque de sérieux chronique dans sa pratique musicale, qui le condamne, sans qu'il aie la ressource même de s'en émouvoir, à une forme d'indigence. Le plus souvent on le découvre l'index levé, en plein échange nourri avec son neveu des signes étranges qui éclairent une destinée. La vie de Marco en est pleine, selon lui, et le neveu, sans y croire tout à fait, conscient sans doute que la fréquence de leurs échanges à ce sujet, que les esquisses divinatoires et fantaisistes tentées par l'oncle participent d'un subtil rituel de compagnonnage, d'affectivité, davantage que d'évènements à attendre, se laisse pourtant tenter par le vague onirisme qui émane de l'oncle Fogg, lequel a surnommé son neveu Phileas. Un oncle émacié, tiraillé par une vie de bohême sans les idéaux caractéristiques qui l'accompagnent souvent, dont la vie est une énigme, dont le regard perce pourtant le lointain brouillard, amoncelé vers les marges : son expérience, comme les préceptes qu'il en a tirés, entre un étrange tarot existentiel et la nécessité de subsister, suggèrent que l'âme, sans cesse, est sur le départ. Ainsi lorsqu'il viendra à mourir, loin de chez lui, Marco à peine devenu majeur, il laissera somme toutes un jeune homme deux fois orphelin, et peu préparé à survivre à la mort de son dernier parent. A l'université, Marco perdra peu à peu contact avec son destin d'étudiant. Il lui faut lui aussi aller quelque part, puisque c'est à cela qu'il est promis, mais où ? Il lui faudra emprunter la voie de la disparition, de la dislocation. Puisque nulle géographie ne peut convenir, puisque n'existe nul pays où se rendre et être chez soi.

     

    Le vent du changement vient du fonds des temps, réclamer son tribut ; il souffle pour dépouiller, peu à peu, Marco Stanley Fogg de son identité. Rien ne semble plus le tenir, il va frôler la mort, au terme d'une longue période où il pousse son corps vers une expérience extrême de dénutrition, aidé en cela par la ruine de ses moyens financiers. Il va rencontrer, par hasard, mettant un terme à son errance, une présence féminine dont l'amour va causer en lui "un spectaculaire effondrement de parois intérieures".

    Mais ce n'est que le début. Qu'une mise en bouche.

    Placé sous le signe du hasard, de l'invraisemblable hasard, Moon Palace rend compte de l'étrange éloquence du destin, lorsque de très puissantes polarités l'orientent. Sous les signes de la lune, M.S Fogg va découvrir sa véritable identité. Les pages se succèdent : on le croise, au début du roman, misérable étudiant, si égaré qu'il porte le costume élimé de son oncle mort, dans une singerie presque consciente et protégée, un temps, du désespoir ; on le retrouve guéri, plus loin, de son manque d'attaches, au service à domicile d'un mystérieux vieillard acariâtre puis enfin, au bout de la route, criblé d'un savoir qu'il ne demandait pas, mais qui a fondu sur lui de la manière la plus impitoyable, mais aussi la plus miséricordieuse qui soit.

     Au final, Moon Palace est fascinant. Les défauts que je m'étais formulés au départ sont certes présents, mais ils s'intègrent parfaitement à la trame du roman.

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