• Spooner, de Pete Dexter

     

     

    Spooner, de Pete Dexter

    Le livre de Pete Dexter, Spooner, cache bien son jeu. Si on nous présente la situation de façon si froide, voire drôlatique (une naissance prévue pour des jumeaux, qui n'en verra qu'un survivre), et que le texte se refuse à donner dans le grandiloquent, c'est qu'un long chemin nous attend.


    Avant tout, il conviendra de poser le décor, sur un ton laconique, mais de façon précise : la mère, ou plutôt ce qu'il en restera, après un tel évènement ; lequel arrive dans sa vie après la mort de son père, et quasiment en même temps que la mort de son mari.


    "Cela étant, personne qui connût même vaguement Lily n'aurait songé à lui dire qu'il comprenait ce qu'elle avait enduré, certainement pas un médecin ou un parent, et si, un après-midi, un mois ou un an après les faits (imaginez-la au lit, aux prises avec une crise d'asthme), elle comparait tout à coup l'horreur de donner naissance à des jumeaux - elle en avait perdu un, voyez-vous - à une amputation sur champ de bataille, qui allait la contredire ? Vous ? Vous êtes dingue ? [...] Et vous la fermiez, même si vous vous teniez à son chevet sur des moignons, en uniforme de l'armée des Etats-Unis, des rubans et des médailles alignés sur la poitrine comme des bacs de pétunias à un balcon."


     Voilà pour le personnage de Lily, qui au début sa sa vie est déjà comblée par les catastrophes. C'est qu'il lui reste un nouveau-né survivant, Warren Spooner Whitlowe, et pas le meilleur des deux, se mettra-t-elle à penser, alors qu'il grandit ; un genre d'enfant terrible, sans la méchanceté.


    Puis viendra Calmer. Le futur ex-capitaine de frégate de l'armée, à qui ses supérieurs confient l'appareillage d'un vaisseau, chargé de l'immersion du cercueil d'un député, en grande pompe. Les choses vont plutôt mal se passer durant la cérémonie, jusqu'à virer au scandale. Gentiment remercié, destitué, il s'embarque vers Milledgeville, où vit Lily.
    Leur rencontre, et le rapprochement qui s'ensuivra, feront de Calmer Ottosson le beau père de Spooner.


    Cette histoire sera donc celle d'une famille, vue sous le prisme de Spooner, un enfant dont on hésiterait à dire que les frasques qu'il commet proviennent de sa situation natale, vrillés de psychanalyse comme nous le sommes (au moins autant que sur-imprégnés de culture judéo-chrétienne, non ?). Quant à son idiotie présumée ... Spooner, dans sa façon d'appréhender les choses, de découvrir le monde, présente de nombreux signes d'inadaptation aux normalités requises ; son corps parle parfois spontanément, quand ce n'est pas son cerveau, même alourdi, qui est en cause. Une institutrice, découvrant son érection alors qu'elle posait une main sur son crâne, pourrait en témoigner, en professionnelle. Le médecin de famille, qui essaiera de lui faire avouer qu'il prend plaisir à torturer les animaux, semble avoir lui-aussi quelques certitudes à son égard. Spooner n'aurait pas grand monde de son côté, si ce n'était la présence d'un homme de bon sens, et même de haute vertu, en la personne de Calmer. Ce dernier regardera les divers diagnostics formulés sur Spooner avec circonspection ; davantage concerné, apparemment, par le manque de discernement de ceux qui les ont formulés. Il sent bien que quelque chose se passe, dans la tête de ce gosse, quelque chose qu'il connaît vaguement. Une chose que l'on ne nommerait pas mal de vivre, mais fronde généralisée, ou bien regard en biais ? Conscience de soi à éprouver ? Le regard de Calmer semble ausculter, apprendre de Spooner, autant que son comportement le déroute. Et l'interrogation muette qui, elle, coule des lèvres de Spooner, a trait à ce regard que l'on pose sur lui, sur sa consistance. Rien qui puisse se dire, à seulement considérer que le dire aie, ici, la moindre place à occuper. Ce livre est peut-être l'histoire non autorisée d'un tel regard, de ce qu'il renferme, et des liens qui se tisseront autour.


    Au fil des années, nous suivrons donc Spooner, jusqu'à un âge avancé. A l'opposé de ses frères et soeurs, tous brillants, se dessine le portrait d'une famille qui ne semble vivre que dans ses contrastes, dans une certaine forme de bonheur parfois.
    Gueule cassée, (et jusqu'à quel point, il faudra lire pour le savoir) le "héros" de cette histoire doit faire un certain apprentissage, celui de la marche à rebours. Jusqu'au point où être soi, sans couler de source pour autant, épargne les ridicules, les tragédies. Cesser, si possible, de se prendre trop au sérieux, si cela signifie courir à sa perte.


    Drôle, sombre, profond, tout en faisant l'économie absolue du pathos. Pete Dexter est très convaincant. Et Spooner inoubliable.

    « L'invention de la solitude, Paul AusterLa symphonie des spectres, de John Gardner »

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