• Désamarré du flux des jours ...

    Le déjeuner des bords de Loire, Philippe Le Guillou  

    J'aimerais retranscrire, avec le plus de clarté possible, l'impression hallucinée que ce petit ouvrage, d'une soixante-dizaine de pages, a laissé dans ma mémoire de lecteur.

    On ne sait pas bien ce qu'il faut retenir du titre, avant de connaître le sujet ; mais je m'en suis bien amusé avant de le savoir. Le mot déjeuner à déjà un petit côté suranné, en soi, et me renvoie quelques années en arrière. J'ai tout de suite eu en tête la perspective d'un long voyage en Province, avec les parents, et leur môme en bon début d'adolescence. Ce vague écoeurement qui saisit les papilles et chatouille l'estomac, déjà retourné par des heures de route à virages obliques ; puis une halte dans un patelin perdu, où pour midi, des plats très riches, trop copieux et pourtant plutôt fins vous seront servis. Il faudra repartir en ayant trop mangé, oui, et bien mal armé pour ramasser les quelques dernières centaines de virages avant la maison et le retour des vacances. Vous pouvez ajouter un jour gris si vous le souhaitez, et la perspective d'une prochaine rentrée des classes : ces vacances soporifiques auront mordu sans pitié dans les quinze derniers jours de l'été que vous chérissez tant.

    Puisqu'avant d'accèder au sens des mots, on en croque parfois la part intime...

    Toujours est-il que Le Déjeuner des bords de Loire ne conte rien, absolument rien de tout ça. Il y est effectivement question d'une brève escale en un lieu retiré, Saint Florent le Vieil. Mais ce que Philippe le Guillou est allé chercher là, c'est une présence, que d'aucuns ont consacrée, que d'autres conspuent ou moquent gentiment ; car c'est là qu'a vécu Julien Gracq, jusqu'à sa mort. On lui rendait visite ici, et il recevait (à quelle fréquence ? Dans quelles conditions ?). Saint Florent le Vieil était devenu le temple d'une divinité de la littérature, puisqu'il semblerait que Gracq se soit élevé à ces hauteurs, ou plutôt qu'on l'y aie élevé ; on est porté à croire qu'il ne recevait pas tout le monde, évidemment, et que ses visiteurs étaient de façon quasi certaine des écrivains. Dont Philippe le Guillou a manifestement fait partie. Et d'une après midi en particulier, il a choisi de faire le récit.

    Nous sommes pourtant loins du faste, loins de la médiatisation à outrance dont raffolent un système autant que ses contributeurs : Gracq était un personnage secret, et cette lecture, ce témoignage, plus que de le révéler, réussit le tour de force de désamorcer la charge quasi-mythique qui aurait pu planer au dessus de lui, et que l'on attribuait, à tort, au compte rendu des déclarations parfois lapidaires de ce dernier. Ces pages, pourtant, nous mettent en présence d'un être plus mystérieux, encore, que le "dieu" inatteignable. Elles dévoilent quelques heures passées auprès d'un rêveur dont la nature humaine nous apparaît maintenant certaine, mais comme drapée dans le sortilège d'une vie contemplative, faite de deuils et de gloires innombrables, mais toujours tues, à peine lisibles par les yeux, dans l'intelligence du propos, dans l'absence comme le retrait.

    Loin du panégyrique. Infiniment loin, ou tout du moins à côté ; et avec la sensation encore vive d'avoir passé ces quelques heures face à Julien Gracq, je suis ressorti de là abasourdi. Abasourdi de calme, de ce calme "d'entre les jours" qui habite Saint Florent le Vieil, et hanté par la silhouette énigmatique de celui que Le Guillou nommait "le dernier veilleur de Bretagne". On ne saurait oublier que ce portrait, tout de même empli d'admiration, est une lecture du visage de Gracq par Le Guillou, autant que de ses arrières pensées, de sa présence. Cette restitution n'est pas foncièrement documentaire : elle pourrait s'apparenter à un élément de la "biographie" de Le Guillou, mais quelle que soit la part d'intime ici dévoilée, je reconnais bien là dans ce qu'il a voulu partager un auteur à part entière, et la faculté d'enchantement de ce récit tient donc à ce qui a été vécu autant qu'à l'écriture elle-même.

    "C'était par un jour très froid, aux bords de la Loire luminuse."

    Ca existe en poche, pour trois fois rien, et si vous vous intéressez à Gracq, sans forcément être tenté par l'exégèse, vous pouvez tenter le voyage.  

    « Cheminement des souvenirs Après Cityville ... Blaguàparts »

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :